Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /

Cette page rassemble des écrits qui interrogent le social, et plus particulièrement le contemporain, en privilégiant une approche psychanalytique.

Il s'agira tantôt de voir comment la psychê singulière peut être traversée par des mouvements qui se propagent dans le collectif et y contribuer, tantôt d'appréhender le collectif lui-même, avec les outils que la psychanalyse a développés pour s'étendre aux groupes, aux organisations et, pourquoi pas, aux collectifs plus larges.

Mon écriture se veut accessible au plus grand nombre. Ce "grand public", dont les spécialistes parlent parfois avec dédain, mais auquel de nombreux charlatans ont su s'intéresser : en proposant des "produits" susceptibles d'assurer la "guérison", de façon certaine, uniforme, codifiée et mesurable.

Ainsi l'homme de bonne volonté se trouve-t-il porté à délaisser des approches qui semblent devoir prendre inutilement beaucoup de temps, à considérer qu'on peut faire l'économie de l'errance, de la souffrance, voire même de la subjectivité, en respectant des protocoles établis.

C'est donc à lui que je m'adresse en priorité, avec le souci non seulement d'augmenter ma clientèle, mais de préserver ce qui fait de nous des humains.

2019 - 2021

Plusieurs articles en accès libre sur mon blog Mediapart : mediapart.fr, section Le Club.

Petite fille, lumière et zones d'ombre

Tous des singes de Harlow ?

Le vivre-ensemble décapité

Travail, revenu et économie psychique de la dette


 

Au moment où le travail se fait rare et où la souffrance au travail est à son comble, le revenu universel proposé par certains candidats à l’élection présidentielle de 2017 fut rejeté avec un bel ensemble par le corps électoral ; argument le plus souvent donné aux enquêteurs : celui d’une remise en cause de la « valeur travail », entendue comme le fait de se rendre utile et de s’intégrer ainsi dans la société. Dans le même temps les gouvernements successifs nous martèlent que nous (le pays) devons rembourser « la dette » en acceptant des coupes sombres dans les services publics et en travaillant plus (chacun d’entre nous) ; pourtant, selon maints économistes, ladite dette n’a pas été contractée en abusant des dépenses consacrées au bien commun. Face à des éléments de ce type, bien paradoxaux, ma fibre psychanalytique s’éveille : et si la dette économique venait à en cacher une autre, psychique cette fois, qui peinerait, tout particulièrement de nos jours, à être remboursée ? Après avoir rassemblé quelques éléments théoriques sur lesquels s’étaie ma réflexion, j’en rapprocherai des observations issues de ma pratique professionnelle, pour enfin dégager l’intérêt de cette lecture pour les psychologues.


 

La dette, oui, mais laquelle ?

La dette en économie

Que les spécialistes me pardonnent cette incursion dans une discipline qui n’est pas la mienne. Mais il me semble essentiel de retracer à grands traits une controverse qui nourrit l’imaginaire contemporain.

Selon les économistes « orthodoxes », ou plus exactement dans l’invocation qui en est faite par nos dirigeants à l’intention du grand public, un pays doit être géré comme un ménage. Il est mal venu, pour un « bon père de famille », d’avoir des dettes. Si cela vient à être le cas, il ne reste plus à la maisonnée qu’à se « serrer la ceinture » pour en assurer le remboursement. Tout le monde est ainsi concerné, en vertu d’une responsabilité collective qui ne distingue plus l’auteur de la mauvaise gestion supposée et ses ayants droits. C’est ainsi que, suite à une corruption généralisée dans la précédente classe politique grecque, assortie d’un maquillage des comptes publics, un peuple entier est – aujourd’hui encore - affamé pour dédommager les banques auprès desquelles avaient été contractés des emprunts.

Selon les Economistes Atterrés, la dette est un outil structurel, moteur de l’économie dans la mesure où elle permet des investissements générateurs de richesses, qui permettent à tous – y compris les banques prêteuses - de prospérer. Du moins quand les fonds ainsi mis à disposition sont investis dans des réalisations intéressant le bien public : éducation, santé,…Il en va tout autrement quand une caste confisque l’argent à son profit, ou bien quand les banques spéculent – et s’effondrent – comme en 2008, contraignant les états à renflouer les plus importantes d’entre elles (« too big to fail »), avec les impôts payés par les citoyens1.

La dette en psychanalyse

Cette problématique apparaît en général sous l’aspect de la « dette de vie » que tout enfant hérite de ses parents. Il leur doit la vie et doit payer un prix pour cela : respect, aide aux aînés. Mais il y a une transitivité de cette dette, qui ne peut jamais être entièrement remboursée, et sera transmise à ses enfants du fait qu’un jour il deviendra lui-même parent.

La dette à l’égard de la communauté s’y rattache, car le groupe social précède l’individu et le construit (en particulier par le langage et la culture), au même titre que les parents.

A noter qu’on insiste sur la dette des enfants à l’égard des parents, occultant celle des parents à l’égard des enfants, puisque ce sont ces derniers qui leur donnent une postérité, et qui les font parents. Peut-être y a-t-il là un biais culturel, les théories étant majoritairement produites par des auteurs urbains du « Nord » et de « l’Occident ». Dans certaines langues, au lieu de dire : « C’est mon enfant », on dit plutôt : « Je suis son parent ». L’Occident évoque plutôt ce volet comme « responsabilité » des parents à l’égard des enfants, sans la dimension de « reconnaissance » attendue des enfants à l’égard de leurs parents.

Regards croisés

Cette conceptualisation psychanalytique est actuellement mise à mal par les faits. Dans une économie en récession ou en très faible croissance, soumise à la « lutte des places » (de Gaulejac, 2007), on observe non plus seulement une contestation par les enfants de l’autorité des parents, au nom d’autres valeurs, comme en 1968, mais une révolte : loin d’être dans la « dette de vie », certains jeunes 2portent plainte contre leurs parents pour les avoir mis au monde, dans des conditions où ils n’avaient aucune chance de vivre une pleine humanité ; a minima la « lutte des classes » recoupe la concurrence entre générations, les retraités étant accusés d’avoir accaparé le pouvoir et la richesse.

Mais ces remous ne confirment-ils pas la règle : celle d’un « service de la dette » qui devrait pouvoir se poursuivre, mais est actuellement grippé, en particulier par la difficulté à trouver du travail et à le conserver, car c’est la rémunération qui permet d’aider ses parents vieillissants et d’élever ses enfants ?

La classe politique joue consciemment ou inconsciemment de ce malaise, pour faire passer l’intérêt de quelques uns comme garant de l’intérêt général (le « ruissellement »). Elle bénéficie de toute la puissance symbolique du déplacement ainsi opéré entre la scène psychique et celle de l’économie. « Il y a un Dieu marché [Dieu-le-Père ?] qui est mécontent et qui réclame des sacrifices » (Susan Georges3). L’actuelle contestation, celle des Gilets Jaunes par exemple, loin de s’affranchir de ce fantasme, y fait pendant en ciblant le président – roi – Dieu (Jupiter) – Père, pour lui demander de « donner du pouvoir d’achat » comme s’il pouvait, tel Oncle Picsou assis sur un tas d’or, puiser dedans à volonté pour légitimer sa place, sous peine d’avoir à se « démettre ».

Pour autant, certains ont tenté un pas de côté, en préconisant d’autres modalités pour « gagner sa vie » : revenu universel, revenu de base, salaire à vie (Friot, 2014),…Ces nouvelles utopies ont toutes en commun de prendre en compte l’importance de chacun, la « valeur vie » : il s’agit de remercier chacun d’être en vie, sa singularité étant déjà un apport pour les autres ; l’action venant de surcroit. Autrement dit, il s’agit de remplacer la dette par le don. Il semble qu’au moins à court terme cette « annulation » ait des effets dynamogéniques dans des situations qui s’en rapprochent : effervescence souvent constatée au début d’une période de chômage, ou même ensuite4. Effet de paradoxe, autre ressort de l’humanité à mieux explorer, ou nouveau fantasme à débusquer, celui d’une fraternité idéale ?


 

Vous avez dit « travail » ?

Des formes sociales évolutives

Les considérations précédentes rendent encore plus pertinentes les distinctions habituellement faites entre « travail », « emploi », « activité ». L’emploi suppose un employeur et un statut salarié. L’activité suppose une tâche ; elle peut être plaisante, utile, ou bien non. Le travail suppose une rémunération, financière ou symbolique (pour le travail bénévole).

De nombreux historiens préfèrent parler d’ « activité » pour le travail des serfs qui cultivaient les champs du seigneur ou de l’évêque. Comme nous l’apprend Fossier (2000), le mot « travail » n’existait pas encore, ou pas avec la même connotation (malédiction héritée d’Adam et Eve, pouvant à la rigueur servir au rachat de l’homme, alors que sont valorisées l’oisiveté de l’homme de cour ou d’église, consacrées au raffinement ou à la prière). Il n’est pas question pourtant d’une véritable contrepartie sous forme de protection par le premier ou de bénédiction pour la seconde, mais plutôt d’un statut qui donne à chacun son rôle par la naissance. Il n’empêche qu’il y a un dû, là aussi, lié à ce statut.

Le travail semble placé sous le sceau de la souffrance. L’étymologie du mot, « trepallium », signifie « instrument de torture ». On pense aussi à la malédiction biblique : « Tu gagneras ton pain à a sueur de ton front ». Pourtant celui-ci a aussi une dimension vocationnelle et de plaisir. Mais c’est justement elle qui semble actuellement dans l’impasse : trop de tâches inutiles, absurdes, quand ce n’est pas nuisibles (« bullshit jobs » de Graeber, 2013) ; trop de conditions de travail dégradantes. Seule la rémunération permet alors de donner un sens à cette activité, en l’inscrivant dans la réciprocité, ou dans la transitivité. S’il n’y a plus de « poste de travail » le permettant, ou si la rémunération est sans commune mesure avec la tâche accomplie (infirmières, etc.), on reste en suspens, exclu de la chaîne de l’humanité.

A noter que l’ « exploitation de l’homme par l’homme » n’est pas toujours ce qui provoque les révolutions. Au Moyen Age, les jacqueries ne visaient pas à renverser l’ordre féodal, mais éclataient quand il était « trop » demandé, au regard des ressources disponibles, acculant les paysans à la famine. Aujourd’hui les revendications des Gilets Jaunes portent avant tout sur la redistribution.

Ici encore, de modernes utopies semblent vouloir alléger au moins le poids de la dette en définissant dans l’entreprise du futur des « communs » appartenant à tous (Coutrot, 2018)

Des configurations singulières

Ces significations sont bien présentes chez les personnes que nous accompagnons, en précarité d’emploi ou en souffrance au travail. Elles sont souvent implicites, voire refoulées. Ainsi, je suscitai plus d’une fois la colère des personnes à qui je demandais, en début d’accompagnement : « Pourquoi voulez-vous travailler ?». L’exaspération mettait alors en avant le besoin, pour reconnaître un peu plus tard qu’il y avait bien du désir : on y cherchait autre chose, et d’autant plus frénétiquement qu’on en était empêché. Mais tout se passe comme si les apparences devaient être sauves : on ne travaille pas par plaisir !

Cet autre chose n’a pourtant rien d’évident, même si la trame de fond est commune. L’intrication entre enjeux personnels et collectifs se fait pour chacun de façon absolument singulière et n’apparaît qu’au fil de la parole.

Quand des personnes arrivent jusqu’au psychologue, c’est en général parce que quelque chose n’a pas fonctionné pour aboutir au sentiment partagé d’un juste remboursement. Si bien qu’on retrouve les « destins » divers de la dette que les psychanalystes ont mis à jour depuis Freud, avec le cas emblématique de l’ « homme aux rats » (1935). Voici deux exemples, qui semblent condenser plusieurs mécanismes intervenant dans la rancune vis-à-vis du donateur / créancier, selon Gabrielle Rubin (2006) :

Un monsieur me raconte qu’il a perdu son dernier travail parce que le patron était un escroc. Il l’a humilié pour se débarrasser de lui car il ne pouvait plus le payer. Finalement l’entreprise a du fermer. Maintenant il peine à trouver un autre travail et plus encore à le garder : il veut un meilleur salaire, et un patron respectueux, alors que lui-même est devenu très susceptible et colérique (mécanismes 1 = exiger encore plus et 2 = agresser le donateur). Il est particulièrement honteux car aucun homme avant lui ne s’était trouvé au chômage dans la famille, depuis son père immigré de Tunisie ; à défaut de travailler au dehors il tente de se rendre utile à la maison, mais son épouse lui renvoie qu’il encombre plus qu’autre chose (mécanisme 3 = remboursement à quelqu’un d’autre), ce qui redouble son amertume. La dette de reconnaissance est immense.

Ce jeune homme est tiré par la convocation de son référent RSA d’une vie d’anachorète : il mange peu, sort peu, et n’a de relation signifiante avec les autres que par ordinateur. Il compose de la musique et la donne à écouter sur des plates-formes dédiées. Il ne se sent pas, dit-il, de sortir de chez lui pour autre chose que les courses ou démarches indispensables. Il se sent ainsi à l’équilibre et ne comprend pas pourquoi on veut lui faire reprendre un travail. Il a travaillé, a eu une petite amie, mais tout s’est arrêté après un épisode de harcèlement. Il parle aussi beaucoup de ses parents, qu’il a cessé d’idéaliser quand ils ont divorcé ; alors, dit-il, le monde s’est effondré, il a perdu sa confiance dans la vie (autrement dit, ce que les parents ont pour tâche de transmettre à l’enfant). Son père le considère maintenant comme un bon à rien, et cela lui plaît ainsi (mécanisme 4 = nier la dette).

La dette n’est bien entendu pas la seule clé susceptible de rendre compte de ces deux cas. Elle en est une dimension, que l’on retrouve dans de très nombreuses situations aujourd’hui, avec une surprenante résonance entre le désastre professionnel et le désastre privé, ouvrant sur la haine quand la dette augmente au point de rendre son apurement d’autant plus impossible.


 

Quel intérêt pour les psychologues ?

Quelle que soit sa filière d’origine, le psychologue est d’abord là pour comprendre et penser les situations. Cette hypothèse de lecture peut aider en arrière-plan car il est le plus souvent confronté à des dysfonctionnements par rapport auxquels il lui est demandé de « faire » (soulager la souffrance d’un consultant pris dans une situation inextricable, rétablir l’harmonie dans une équipe), la prégnance de l’immédiat pouvant occulter d’autres déterminants.

Selon sa formation, son inscription institutionnelle, les attentes induites par cette dernière et ce qui peut être entendu par ses interlocuteurs, il va tantôt « manipuler » cette compréhension sans l’évoquer directement dans l’échange (par exemple en proposant une organisation du travail alternative), tantôt la refléter : leur « client » (au sens rogerien) est en général soulagé de découvrir la dimension fantasmatique de la dette qui l’accable, et retrouve la possibilité de réagir de façon moins destructrice pour lui-même ou pour les autres.

Cet éclairage vaut aussi pour les responsables, et les référents des dispositifs sociaux. En effet, le malaise transpire dans l’accompagnement des personnes en précarité (RSA) ou des « demandeurs d’emploi » (Pôle emploi). Tout d’abord l’ordre des choses semble inversé : au lieu de considérer le gaspillage par la société de toutes ces compétences inutilisées, on institue le travail comme une sorte de privilège concédé à quelques uns, les plus pugnaces pour l’obtenir. Si travail il n’y a pas, qu’au moins il y ait de la souffrance, sous forme de contraintes plus ou moins absurdes, en échange des allocations versées aux « bénéficiaires ». Ce qui ne manque pas d’engendrer une souffrance chez les intéressés, mais aussi chez leurs référents. Ainsi une assistante sociale était engagée depuis plusieurs mois dans un bras de fer avec un allocataire, lui demandant de fournir des certificats médicaux pour justifier chaque fois ses absences aux rendez-vous de suivi, alors que ce dernier avait il y a quelques mois adressé un certificat de psychiatre, mentionnant que son patient avait dans l’immédiat besoin de repos physique et moral ; elle ne se sentait pas vraiment légitime en le faisant, tout en se sentant tenue par la procédure, et par l’idée que cet allocataire « devait bien donner quelque chose en échange de ce qu’il recevait ». Elle put mieux analyser son conflit éthique et, en redevenant travailleur social en relation d’aide, retrouver le contact avec cet usager.


 

En conclusion

A partir d’une mise en rapport entre la dette en économie et la dette psychique, nous avons pu mieux comprendre les enjeux liés au travail, impliqué dans son remboursement, à travers l’activité, la rémunération ou la souffrance qu’il apporte. Les situations de plus en plus fréquentes où l’apurement ne peut se faire, ni par la réciprocité, ni par la transitivité, débouchent sur la haine, qui se traduit par des conduites de destruction en première approche irrationnelles. Le psychologue est confronté à la résultante concrète de conflits tant sociaux qu’individuels, tant professionnels que privés, en grande partie inconscients. Il est celui qui peut faire passerelle entre les rapports de force objectivement constatés et d’autres déterminants. Un message paradoxal semble traverser la société : « Rendez nous de quoi rembourser ce que vous ne nous avez pas donné 5». Mais il s’agit d’un travail en cours. Il y a, en particulier, des nuances entre don, dû, dette, sacrifice, …qui demanderaient à être approfondies.

Bibliographie

Coutrot, T. (2018). Libérer le travail. Paris : Seuil.

De Gaulejac, V. (2007). La lutte des places. Paris : Desclée de Brouwer.

Fossier, R. (2000). Le travail au Moyen Age. Paris : Fayard.

Freud, S. (1935). Cinq psychanalyses. Paris : Denoël et Steele.

Friot, B. (2017). Emanciper le travail. Paris : La Dispute.

Graeber, D. (2013). La Dette. 5000 ans d’histoire. Paris : Les liens qui libèrent.

Rubin, G. (2006). Pourquoi on en veut aux gens qui nous font du bien. Paris : Payot.

 

Publié dans Psychologues et Psychologies, n°262, juin 2019

1 Le Collectif pour un audit citoyen de la dette conclut que la dette publique visée par les politiques d’austérité n’est pas due principalement à une augmentation inconsidérée des dépenses, mais à des taux d’intérêt excessifs et à des cadeaux fiscaux consentis aux ménages aisés et aux actionnaires des grandes entreprises.

3 Economiste, membre du mouvement ATTAC, communication lors d’une soirée de soutien à la Grèce, 2015.

4 J.K. Rowling, auteur d’Harry Potter, vivait de l’aide sociale au moment où elle en débuta la rédaction.

5 Cette formulation s’inspire de l’histoire du « seau percé », pour traduire la logique de l’inconscient. Si l’on décompose, il y a le sentiment d’une double spoliation : ne pas avoir reçu ce qui vous était dû ; et en conséquence ne pas pouvoir rendre ni transmettre, démarches nécessaires pour être inscrit dans l’ordre du vivant et dans celui du social.

Les Gilets jaunes : une violence inédite ?

 

Le mouvement des Gilets jaunes a été rapproché de bien d’autres, qui ont vu une révolte au départ circonscrite devenir insurrection, donnant lieu à une violence destructrice, dont on peut craindre dans l’instant qu’elle devienne incontrôlable : 1789 et la prise de la Bastille, 1968, certains printemps arabes,…Bien des explications ont été données pour rendre compte de la poursuite du mouvement  au-delà des réponses données par le gouvernement : diversité de sa composition sociologique, des revendications et attentes, caractère éclaté de l’organisation, insuffisance des réponses, crise de la démocratie représentative,…Quant aux violences, elles sont souvent rapportées à la surdité du pouvoir et aux violences policières. Ces analyses, nullement infondées selon nous, semblent cependant procéder d’une représentation à déconstruire : celle-ci voudrait que les comportements violents  soient toujours une réponse à l’agression extérieure, à la mesure de cette dernière, et en ce sens justifiée. Nous faisons, pour notre part, la distinction entre une idéologie et les comportements qui s’en réclament : ceux-ci peuvent renvoyer à des spécificités  individuelles ou sociales, qui ont leur logique propre. Dans ce sens, nous nous centrerons dans ce qui suit sur certains aspects moins souvent évoqués : le retour inattendu de l’expression brute dans un monde en apparence de plus en plus policé ; le retour du corps dans un univers en voie de dématérialisation.

Dès les premiers jours, les slogans frappaient par leur côté « brut de décoffrage », sans souci de ménager quelque communauté  que ce soit : panneaux stigmatisant  « les riches » brandis devant l’Arc de Triomphe, ou bien proclamant qu’il y a « trop d’immigration ». Pour finir, propos et attitudes à caractère antisémite,  appel au meurtre ( ?) si on interprète ainsi la décapitation d’une effigie d’Emmanuel Macron à Angoulème. On n’avait plus l’habitude de provocations aussi énormes depuis les années soixante-dix, où elles étaient entrées dans les mœurs, leur caractère symbolique ne faisant par ailleurs aucun doute et personne ne s’attendant sérieusement à voir de telles menaces être suivies d’effet : ce qui avait choqué, en son temps, était une rupture dans le ton des échanges publics, qui s’était ensuite banalisée. Notre époque semble revenue à une frilosité extrême : le moindre écart de langage est commenté sans fin sur les réseaux sociaux ; la loi s’attache à l’expression verbale pour condamner les propos xénophobes, homophobes, ou infamants à l’égard des femmes ; les procès en diffamation se multiplient, sachant que par ailleurs on se comprend de moins en moins, internet ne permettant pas d’ajuster ses dires avant diffusion planétaire. Maitrise plus hésitante du français, devenue aussi langue commune à des personnes pour qui elle n’est pas toujours langue première ? Sensibilités variables au sein d’une société de plus en plus fragmentée ? Toujours est-il qu’une forme « politiquement correcte », autour d’expressions stéréotypées, tend à s’imposer : non plus par respect intrinsèque de l’humain, ou d’un certain registre de discours, mais pour protéger une susceptibilité narcissique qui semble essentielle à la paix sociale. Derrière ce vernis, les jeux de pouvoir continuent de s’exercer, à travers une violence feutrée, anonyme, que seul le ressenti particulièrement douloureux des victimes permet, dans les meilleurs cas (au sens où la prise de conscience favorise une sortie de l’aliénation), d’identifier comme telle (Cusset, 2018) : par exemple la honte de ne pouvoir offrir des vêtements de marque à ses enfants, tout en recevant de toutes parts cette injonction, plus ou moins implicite. Comme le note Cusset, quand tout à coup les victimes se rebiffent, ce sont elles qui sont taxées de violence, car la leur est bien visible. Les Gilets jaunes semblent s’inscrire dans cette logique, avec l’occupation des carrefours et le port de ce vêtement fluorescent, présentés d’ailleurs par eux comme une façon de donner la parole aux « invisibles ». A noter que notre président, dans la foulée de Nicolas Sarkozy, les avait précédés dans la transgression  du langage châtié, à coups de « pognon de dingue » distribué aux « fainéants » (devant le tollé engendré, il a été précisé que l’expression visait, non les chômeurs, mais les ministres et parlementaires  insuffisamment mobilisés).  Il y a une satisfaction, mais peut-être aussi des pièges liés à ce défoulement, que la culture ne sait plus gérer, et qui finit avec la prison ou la mort.

Autre dimension, que les interviews  révèlent abondamment : « Je me suis réveillée », « Ensemble on se sent forts », « On est tristes de devoir arrêter, ça crée des liens » ; il s’agit là d’une qualité nouvelle, aux yeux de bien des participants, du ressenti de sa propre existence, par rapport à soi, aussi bien que par rapport aux autres. Cet enthousiasme est en particulier manifesté par des personnes qui subissent dans notre société une double peine : demandeurs d’emploi ou travailleurs pauvres, mères célibataires, ils sont isolés au quotidien, par leurs conditions de travail ou de vie, par le manque de moyens et par la honte ; comme si cela ne suffisait pas, les services publics, dont les services sociaux et Pôle emploi, semblent acharnés à faire disparaître la « vie vivante » (Guillebaud, 2011), celle de la présence, des émotions et du corps, en rendant toutes les démarches virtuelles. Cette tendance à la « dématérialisation », dans tous les secteurs de la société, peut pousser ceux qui sont déjà « absentés » par ailleurs vers des pathologies de « dépersonnalisation », et vers un statut de simple « espace » dans une vie sociale où d’autres écrivent l’Histoire (Ferrandi, 2018).  A travers l’érection du corps au centre de l’espace public, un corps relié à d’autres, et investi par une grande partie de l’opinion d’une fonction de représentation (« Ils ont le courage de dire tout haut ce qu’on pense tout bas »), il y a aussi résurrection symbolique. Ceux qui envisagent d’arrêter le mouvement prévoient des formes de retrouvailles qui le perpétuent : barbecues, camping en commun. Les autres pourraient bien se laisser porter par une forme d’extrémisme qui ne doit pas uniquement  à la pensée  politique mais aussi à l’addiction. Ou bien s’agit-il simplement de l’espoir retrouvé, qu’on ne veut pas perdre ? Cela semble particulièrement vrai pour ceux d’entre aux qui se sont découvert leaders, alors que la société ne leur avait permis jusqu’alors d’accéder qu’à des statuts modestes (aide-soignante, par exemple) : on aboutit à une pyramide sociale inversée, qui évoque le Carnaval ritualisé dans certaines cultures ; comment alors mettre fin à cette situation d’exception en l’absence de tels rituels ? Et comment ne pas simplement « rentrer à la maison », pour ceux qui ont témoigné d’autres talents ? Nous rejoignons la question du retour à la vie civile des héros de guerre.

Nous venons de mettre l’accent sur des « variables d’arrière-plan », qui en elles-mêmes ont peu à voir avec le contenu des revendications ou les caractéristiques psychosociologiques des collectifs considérés. Ces aspects de notre société « hypermoderne » font ressortir, dans un rapport figure /fond, certains traits du mouvement et donnent un sens nouveau à la violence qui l’anime. Il convient d’accueillir ce retour du pulsionnel (la faim, l’envie, la haine) y compris dans la demande de reconnaissance, et d’un corps habité, vecteur d’aspirations partagées. Il y a donc à dire ce qui ne l’était pas encore (inédit) ou plus, et qui doit pouvoir s’inscrire dans le social autrement que par la brutalité, pour qu’on puisse parler d’une « sortie de crise ». Une issue semble se dessiner : « ritualisation » des manifestations sous forme d’insurrection hebdomadaire, ébauche d’un service de sécurité (brassards blancs) montrant que, malgré les débordements, revendications et violence ne sont pas sans limites ; « Grand débat » et plus petits,  nombreux à traverser la société, qui sont autant d’opportunités de coprésence et de parole. Malgré les décisions sans doute insatisfaisantes qui s’en suivront !

 

Bibliographie

François CUSSET. Le déchainement du monde. La Découverte. 2018.

Raymonde FERRANDI. Faudra-t-il édicter un droit à l’écoute pour (re)faire société ? Forum, n° 154, pp 49-52. 2018.

Jean-Claude GUILLEBAUD. La vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds. Les arènes. 2011.

 

Publié dans Psychologues et Psychologies, n° 260, février 2019.

Avant 2019
L’homosexualité renvoyée à la psychiatrie : obscurantisme, malentendus ou méconnaissance ?

 

Dans la controverse de ces jours derniers, qui a opposé certaines déclarations du pape et la réplique d’associations LGBT, manque une position tierce que nous voudrions rétablir : celle qui, appuyée sur la psychanalyse actuelle, présente l’homosexualité comme construction psychique répondant à certaines stratégies inconscientes ; ni maladie mentale, ni comportement « allant de soi ».

Rappelons les faits. Dans l’avion qui le ramène d’Irlande à Rome le dimanche 26 août, le pape répond à un journaliste qui lui demande ce qu’il dirait à des parents constatant une orientation homosexuelle chez leur enfant ; après avoir conseillé de « prier, ne pas condamner, dialoguer, comprendre, donner une place au fils ou à la fille », le Saint-Père ajoute : « Quand cela se manifeste dès l’enfance, il y a beaucoup de choses à faire par la psychiatrie ». Cette référence à la psychiatrie semble aller contre les évolutions récentes : l’homosexualité ne figure plus sur la liste des maladies mentales de l’OMS depuis 1990. La réaction des associations représentant les homosexuels ne se fait pas attendre : « Nous condamnons ces propos qui renvoient à l’idée que l’homosexualité est une maladie. Or, s’il y a une maladie, c’est cette homophobie ancrée dans la société qui persécute les personnes LGBT » (Inter-LGBT, auprès de l’AFP) ; « Graves et irresponsables, ces propos incitent à la haine des personnes LGBT dans nos sociétés déjà marquées par des niveaux élevés d’homophobie et de transphobie » (SOS Homophobie sur Twitter) ; « J’aimerais que le pape François n’utilise pas les homosexuels pour qu’on cesse de parler des prêtres pédophiles » (Gaylib, cité par le fil d’actualités Orange).

Tout d’abord faisons la part de possibles malentendus. Le terme de psychiatrie a joué le rôle d’un chiffon rouge, repris par rapport à la stigmatisation qu’il peut susciter et au rôle de cache-sexe (c’est le cas de le dire) vis-à-vis des « affaires » de pédophilie dans lesquelles l’Eglise est actuellement enlisée ; nous sommes au niveau de l’image donnée, non à celui des processus engagés. Mais, dans la plupart des pays, la psychiatrie désigne un ensemble d’institutions qui accueille toute souffrance ou préoccupation psychique, pouvant aller de l’angoisse existentielle à ce qui est habituellement nommé maladie mentale (troubles particulièrement graves du rapport à la réalité, source de danger pour soi ou pour autrui, pouvant justifier un traitement médicamenteux). Dans les structures psychiatriques exercent des psychologues, des psychanalystes et non seulement des psychiatres ; il y a certes un rabattement institutionnel bien fâcheux de tous les consultants sur le statut de malade, et de malade mental, assorti d’une image de dangerosité, a minima d’une disqualification sociale ; mais, dans la pratique, les personnes sont en principe orientées selon leur cas vers un médecin, et/ou vers des spécialistes de l’écoute et de la compréhension (nous utilisons ici ce terme dans le sens d’une recherche d’intelligibilité des significations dont les symptômes sont porteurs). Dans la suite de sa réponse, le pape précise qu’il s’agit de voir « comment sont les choses », ce qui semble aller dans cette voie ; une mise au point du Vatican indique du reste le lendemain que le pape n’a pas voulu dire que l’homosexualité était une maladie. Les associations ont été particulièrement choquées de ce que les propos du souverain pontife concernent les enfants : « Des études ont démontré que le risque de suicide était plus élevé que la moyenne chez les jeunes LGBT » (Inter-LGBT).  Mais on peut entendre dans cette insistance sur l’enfant le souci d’intervenir au moment où les choses ne sont pas encore figées, ni supposées assumées par une personne adulte : « C’est autre chose quand cela se manifeste après 20 ans ».

Peut-être est-ce cette compréhension des choses dont les associations LGBT ne veulent pas. Pour beaucoup d’entre elles il s’agit de présenter l’orientation homosexuelle comme un fait de nature, dans l’idée sans doute de la rendre d’autant plus incontestable, plus légitime, et de décourager ainsi toute velléité de vouloir en infléchir le cours : cet argument en dit plus long sur le positivisme de notre société que sur l’homosexualité, bien que des recherches aient alimenté ce point de vue (voir par exemple le documentaire Homosexuels, la science s’en mêle[1]). On peut comprendre cette attitude par l’histoire de la médecine (Chaperon, 2018), qui n’a cessé d’étudier les processus en espérant changer le comportement des intéressés ; et, selon les processus mis en exergue, des traitements plus ou moins barbares ont été utilisés pour, entre autres, « déconditionner » les homosexuels de leurs « mauvaises habitudes » (chocs électriques, et autres méthodes aversives renvoyant plus à la punition d’un comportement - toujours considéré comme faute morale – qu’à la thérapie). Le mouvement psychanalytique n’a pas échappé à cette tentation de la « guérison », (Roudinesco, 2002) ; mais la position dominante aujourd’hui consiste au contraire à affirmer, comme Roland Gori, que « la psychanalyse n’est pas un guide des mœurs [2]» ; son rôle est de permettre au consultant un meilleur accès à son désir (le désir inconscient, à distinguer des désirs affirmés au quotidien) ; libre ensuite à la personne d’assumer sa vie telle qu’elle est, ou d’y changer quelque chose, pas tant son désir lui-même, qui constitue une sorte de noyau de l’être, mais les façons de l’exprimer.

Pourquoi, alors, faudrait-il interroger plus particulièrement les désirs homosexuels, par rapport aux désirs hétérosexuels ?  La psychanalyse ne pose plus la question en ces termes. Elle s’engage suite à la demande d’une personne qui le plus souvent souffre. Et pas seulement de ne pas trouver sa place dans la société. On rencontre très vite une souffrance intime, dans laquelle une personne se sent passer « à côté de son désir », et n’avoir donc aucune chance de se réaliser. La démarche consiste à permettre au consultant de « remonter » grâce à l’association libre le parcours de déceptions, de peurs,…qui ont pu l’en éloigner. Chez certaines personnes homosexuelles, qui ne viennent pas consulter a priori pour changer leur sexualité, on peut découvrir ainsi  une hétérosexualité refoulée : une jeune femme va d’amie en amie sans pouvoir trouver de relation stable et sans « y croire » quand elle est en relation ; nous découvrons chemin faisant qu’elle a été moquée, petite fille,  par son père et son frère car elle craignait de ne plus revoir ses parents quand ils rentraient en retard ; elle s’est repliée du côté des femmes « par sécurité » (dit-elle), alors que ses premiers élans la portaient vers les garçons. Cette situation n’est en aucun cas généralisable à toutes les formes d’homosexualité, cette dernière étant toujours, de plus, une partie des choix de vie d’une personne, composant un univers unique pour chacun. L’hétérosexualité, elle aussi construite à partir d’une bisexualité originelle (Freud, 1905 / 1962), ne va pas de soi non plus ! Reste que l’écart d’un comportement par rapport à la norme peut nous alerter sur d’éventuels choix par défaut, ou interdits, assez forts pour détourner la dynamique la plus courante dans la société, qui conduit cahin-caha à un montage relativement satisfaisant du désir et de la pression de conformité. Nous sommes alors bien dans le registre de la souffrance, et non pas, comme voudraient nous le faire croire certains prosélytes des sexualités alternatives, dans celui de l’émancipation. Il y a là une autre raison à un possible refus de la compréhension : les ruses de l’inconscient ne sont pas faites pour être dévoilées, et le symptôme peut aller jusqu’à sa propre revendication.

Si bien que, sans partager la perspective morale qui habite le pape François et l’Eglise (je passe sur les nuances que le premier a introduites dans le positionnement de la seconde[3]), je ne peux en tant que clinicienne qu’adhérer aux propos invitant les parents à la vigilance : « Je ne dirai jamais que le silence est un remède. Ignorer son fils ou sa fille qui a des tendances homosexuelles est un défaut de paternité ou de maternité ». 

Une remarque pour terminer. Certains sites d’actualité, comme Orange du 27 août titrent : « Enfants homosexuels », ce qui est aller un peu vite en besogne. Tout d’abord il importe de distinguer fantasmes et pratique. Ensuite la sexualité de l’enfant est dans le registre de la tendresse, d’une sensualité diffuse, non encore génitalisée. Il convient enfin de rappeler qu’il y a plusieurs dimensions dans la sexualité : le sexe biologique (mâle, femelle, intersexe) ; l’orientation sexuelle (hétérosexuel, homosexuel, bisexuel) ; le genre, relatif à l’identité et aux rôles sociaux (masculin, féminin, transgenre) ; toutes les combinaisons se retrouvent entre ces différentes dimensions. Chez l’enfant, les comportements susceptibles d’étonner les parents sont le plus souvent du côté d’une recherche du genre : par exemple un petit garçon essaie les chaussures à talons de sa mère ou certains de ses habits. Le plus souvent il s’agit d’expérimentations transitoires. Mais il y a dans tous les cas un questionnement qui appelle a minima un échange éducatif avec les parents, sans qu’il soit toujours besoin de recourir à la psychiatrie.

 

Bibliographie

Chaperon Sylvie.  La psychiatrie et l’homosexualité : « Le Vatican semble renouer avec une sombre histoire ». Tribune parue dans Le Monde, 5 septembre 2018.
Freud Sigmund. Trois essais sur la théorie de la sexualité. Gallimard, 1962 (première édition allemande, 1905).

Roudinesco Elizabeth. Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l’injure et la fonction paternelle. Cliniques méditerranéennes, 2002/1 (no 65), p 7-34. Erès.  

 

11 septembre 2018 - Publié dans Mediapart le même jour.

 

 

[1] http://www.leparisien.fr/espace-premium/culture-loisirs/homosexuels-la-science-s-en-mele-24-03-2015-4630717.php. Documentaire France 2 du 24 mars 2015. Par Thierry Berrod, autour d’une interview de Philippe Brenot, anthropologue et psychiatre.

[2]   http://www.psy-luxeuil.fr/article-homosexualite-et-psychanalyse-pour-mettre-les-choses-au-clair-115245066.html. 11 févr. 2013. Roland Gori : « la psychanalyse n'est pas un guide des mœurs ». Propos partagés sur ce site, recueillis par Philippe Petit pour Marianne.

 

 

[3] « Qui suis-je pour juger ? » vient rompre avec une tradition dans laquelle les comportements homosexuels  sont affirmés  comme relevant d’une sexualité « désordonnée ».

A propos des aides sociales

Lettre ouverte à Emmanuel MACRON et à Muriel PENICAUD

 

Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

 

Psychologue et psychanalyste, je travaille depuis près de vingt ans dans l’accompagnement psychologique de personnes en précarité, en particulier auprès de personnes allocataires de minima sociaux (RMI, puis RSA).

Je ne peux laisser se répandre sans y réagir vos propos de ces derniers jours concernant les aides sociales. Pour rappel « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux et les gens ne s'en sortent pas », vous entend-t-on dire, Monsieur le Président, dans une vidéo du mardi 12 juin. Madame Pénicaud, vous intervenez dans la foulée pour préciser : [si on ne propose] «que de l’aide financière, sans accompagnement, on ne permet pas à chacun d’être acteur de sa vie et de pouvoir se prendre en main» (AFP, 13 juin).

Vos propos contiennent à la fois des contre-vérités et des représentations biaisées de faits existants. Je reprendrai l’un et l’autre, en appui sur mon expérience.

 

Il existe bel et bien un accompagnement et il est efficace !

Mon propre accompagnement se réalise en lien avec celui d’autres acteurs comme les services sociaux chargés du suivi du RMI/RSA, et l’ANPE, à laquelle a succédé Pôle emploi. Il peut s’agir de partenariats institutionnalisés : en tant que psychologue salarié d’une association j’ai assuré une écoute dans ses locaux ou bien dans des structures partenaires tels les services sociaux d’arrondissement ou les Espaces Parisiens pour l’Insertion. Il arrive aussi que l’initiative d’une orientation ou d’une collaboration revienne à l’un des acteurs, son déroulement étant alors plus informel ; c’est le cas aujourd’hui, où j’interviens depuis un statut d’indépendant.

Le rôle du psychologue est tout d’abord de permettre à la personne reçue de déposer quelque part sa souffrance psychique, tantôt cause, tantôt résultat de l’exclusion, ou d’une précédente expérience de travail marquée elle-même par la souffrance. Quand la personne est à nouveau en capacité de penser peut s’engager un effort commun pour démêler les enjeux, le plus souvent conflictuels, dans sa rencontre avec le social et plus particulièrement avec le travail. De là peuvent émerger une nouvelle impulsion, un nouveau projet, conduisant la personne à se vivre autrement et à prendre autrement place dans le monde. Le psychologue a également pour tâche d’éclairer l’équipe ou le réseau de partenaires afin de favoriser autour de la personne une dynamique positive. C’est donc, au-delà de sa fonction thérapeutique, un observatoire précieux de l’inscription de chacun dans le social.

Des statistiques ont été faites par les deux associations pour lesquelles j’ai travaillé. Il en ressortait qu’environ 70 % des personnes suivies retrouvait un travail dans l’année. Il ne s’agissait pas toujours d’un travail à temps complet et à durée indéterminée, mais la rencontre entre cette personne et le travail avait pu se faire ; on pouvait donc espérer qu’il y en ait d’autres.

Que croyez-vous qu’il arriva ? En vertu d’une logique qui n’est pas sans rappeler celle des Shadoks (« Plus ça marche et plus on fait autre chose »), la dernière de ces associations a du fermer après avoir perdu son plus gros financement, assuré jusqu’alors par la Ville de Paris pour le soutien des personnes allocataires du RSA.  Les fonds auraient, parait-il, été réaffectés à la lutte contre la radicalisation. Ce n’est donc pas votre gouvernement qui en est responsable, mais par ailleurs la politique d’économies engagée par le précédent, dévolue au remboursement d’une dette que les citoyens n’ont pas contractée, se poursuit : les services sociaux et Pôle emploi connaissaient des coupes sombres dans leurs effectifs. Entre souci de l’efficience au travail et dictature des chiffres, les professionnels tendent à privilégier les personnes les plus réactives, nécessitant moins de moyens et susceptibles de doper les statistiques du service. Si bien que l’ « accompagnement global », suivi renforcé et conjoint, par un travailleur social et un conseiller de Pôle emploi, des personnes à difficultés multiples, a fini par être réservé aux personnes les plus autonomes.

Faudrait-il alors plus d’accompagnement, comme vous le préconisez ? S’il s’agit de prévoir davantage de moyens dans le respect de la personne et de son projet de vie, on peut difficilement être contre. Mais parler d’accompagnement est un euphémisme quand il s’agit, en fait, de contrôle : c’est bien ainsi que le dispositif RSA fait intervenir le travailleur social en charge du suivi, qui doit assurer des rendez-vous à un rythme défini, obligatoires également pour le « bénéficiaire ». Il faut toute la déontologie et tout le « métier » des professionnels concernés pour que leur action soit vécue comme accompagnement, et non comme harcèlement. L’inscription à Pôle emploi n’est pas obligatoire pour les personnes qui perçoivent uniquement des aides sociales : tous les allocataires ne sont pas en situation d’occuper un emploi ou d’en chercher un ; l’emploi est une des formes d’insertion, non la seule. De nombreuses personnes, à tort ou à raison, perçoivent Pôle emploi comme une machine très lourde, peu individualisée, multipliant les démarches et contraintes inutiles, qui représentent autant de temps perdu…pour leur recherche d’emploi ; elles ont la possibilité de faire appel au PLIE[1], devenu EPEC[2], qui les accompagne sur la base du volontariat, en partenariat avec le suivi social et éventuellement psychologique.

Alors est-il possible de « faire mieux », comme vous le dites, Madame PENICAUD (ibid.)? Sans doute, mais pas en diminuant encore les moyens, ou en augmentant les contraintes, comme si l’exclusion relevait de la responsabilité des exclus et qu’il suffisait d’instaurer une obligation pour les en faire sortir.

 

Aller vers l’emploi, oui, mais lequel ?

Les moyennes de « réussite » ci-dessus laissaient tout de même 30 % des personnes au bord de la route, ce qui est, certes, encore trop. Nous touchons là aux limites de l’accompagnement, si approprié soit-il.

Chercher du travail quand il n’y en a pas

N’oublions pas, en effet, que les personnes allocataires, pas plus d’ailleurs que les structures chargées de l’accompagnement à l’insertion, ne peuvent créer l’offre. Certes, on peut conseiller aux jeunes d’une cité, comme vous l’avez fait, Monsieur le Président, de rechercher non plus « un patron », mais « des clients », et certains ne vous ont d’ailleurs pas attendu pour cela. Mais toutes les formes de travail ne peuvent se résoudre en un rapport marchand : de nombreuses fonctions assurées par le service public et le secteur associatif ne sauraient relever de l’intérêt privé, ou, si cela devait se faire, ce serait au prix de leur sens et du lien social qu’elles confortent (les exemples d’Orange, ou de La Poste, sont éloquents à cet égard, la privatisation s’étant soldée par des suicides au-dedans, et au-dehors par un service rendu des plus aléatoires à l’usager devenu client). Tout le monde ne se reconnaît pas non plus dans ce marketing triomphant.

Les attaques sans précédent contre les services publics et les associations, qui permettent de travailler dans le souci de l’intérêt général, vont-elles vraiment dans le bon sens ?

Quand il y a du travail, mais pas pour « eux »

Qui embauche-t-on aujourd’hui ? Comme le disait une assistante sociale : « Qu’est-ce que je fais, moi, avec les gens que j’accompagne ? On veut des gens jeunes (mais pas trop quand même), beaux, souriants, compétents et dociles ». Tout était dit. En effet, un scénario récurrent de sélection continue apparait dans les récits que nous font les personnes que nous suivons, toutes différentes qu’elles soient.

1 La lune de miel

Aujourd’hui encore, comme dans les années soixante, l’employeur privilégiera le candidat avenant et compétent, à qui l’expérience va donner encore plus de poids. Jusqu’ici rien à dire, sauf que des personnes tout à fait compétentes pour la tâche se font refouler à cause d’un physique peu avantageux, d’un contact peu engageant, ou d’un manque d’expérience. Ou bien encore faute de diplômes, cette importance donnée au « papier » étant une spécificité française.

2 La substitution de l’évaluation chiffrée au travail

Pour les heureux qui ont franchi la première étape, la suite n’est pas exempte de déconvenues. Et ce d’autant plus qu’ils étaient entrés dans ce travail avec compétence et ardeur, assorties d’un « bon caractère », enclin à faire confiance.

Avec la généralisation des nouvelles méthodes de management, on ne tarde pas à leur signifier que le vent a tourné. Il ne s’agit plus, désormais, de faire du bon travail, mais de permettre à l’employeur de dégager des marges, par tous les moyens : tel cuisinier d’une entreprise de restauration collective ne cuisine plus, mais réchauffe les plats surgelés fabriqués ailleurs ; les infirmières ne sont plus au lit des malades, mais devant un ordinateur, pour coder les actes qu’elles n’ont plus le temps de pratiquer. Dans le même temps il importe de donner l’apparence du bonheur au travail, puisque l’entreprise est également évaluée selon ce critère. Plus la nouvelle organisation suscite de la souffrance au travail, plus les indicateurs se multiplient afin d’aboutir à la conclusion qu’il n’y en a pas. A la violence de la déqualification, encore augmentée par le temps passé à remplir ces nouveaux formulaires, s’ajoute la violence par effacement.

3 La suppression du poste

Un bon salarié est un salarié mort, en tant que tel : devenu charge, et la valeur intrinsèque de son travail étant depuis longtemps oubliée, il est appelé à disparaître. Ce qui ne manque pas de se produire.

Par précaution, on n’embauchera donc pas une personnalité perçue comme pouvant se rebeller, ou bien donner l’image désastreuse d’une souffrance au travail, pis encore du suicide.

Ce scénario est trop fréquemment rapporté pour être seulement un fantasme de personne en difficultés. Il a été amplement décrit par d’autres, à commencer par Vincent de Gaulejac (La société malade de la gestion, Seuil, 2005). Les personnes avec lesquelles nous travaillons ont vécu deux, trois expériences du genre, et se trouvent depuis « au point mort », comme l’expriment certaines, souvent tellement détruites qu’elles ne sont plus en état de recommencer.

Les générations montantes, quand même un peu averties de ce qui les attend dans le monde du travail, n’ont souvent tout simplement pas envie d’y entrer. Tout le monde aura compris, sauf vous, qu’il ne s’agit pas de « fainéants » ou de profiteurs, mais d’humains qui ont encore l’espoir de se réaliser, fût-ce hors travail, a minima encore soucieux de leur dignité.

Les personnes en précarité ne sont pas, non plus, conformes au cliché véhiculé par la langue de bois dominante : des personnes « vulnérables », « fragiles », chez qui un manque supposé est à combler. Ce sont le plus souvent des gens humainement normaux, dans une situation qui ne l’est pas. Y a-t-il encore une place dans notre société pour des personnes simplement compétentes et de bonne volonté, raisonnablement soucieuses de leurs congénères, mais disposées à troquer leur apport contre des moyens de vie décents ? De telles personnes se voient aussitôt prescrire des actions de « dynamisation »,  sensées leur apprendre à surjouer l’enthousiasme de rigueur.

Alors qu’entend-on par « éducation », « formation », qui sont vos maîtres-mots ?  S’agit-il encore de former à l’exercice d’une activité réelle et pourvue de sens ? Ou de former à la soumission ? Soumission en tout cas à la loi du marché, qui laisse les grandes entreprises décider de l’avenir de notre société en décrétant quels sont les emplois à pourvoir. Soumission à la loi du chiffre, qui peut décider un jour de votre mort.

Mesure-t-on ce que peut signifier, dans ce contexte, l’accompagnement vers l’emploi, et pis encore, le contrôle des chômeurs ? Obliger des personnes à faire des démarches de recherche quand celles-ci n’ont aucune chance d’aboutir, c’est les précipiter chaque jour contre un mur : celui du refus de leur travail, de leur personne ou de leur compétence.

 

Des représentations d’enfants gâtés

Je me refuse au procès d’intention, consistant à faire de vous « le président des riches », et l’experte en plan social de chez Danone. Je me refuse également au procès de naissance : on ne peut faire reproche à personne d’avoir grandi dans un milieu favorisé par l’aisance financière ou la culture.

Mais je fais  l’hypothèse que, portés en définitive par vos propres choix  dans des directions cohérentes avec les attentes du marché, vous avez peut-être peine à imaginer qu’il puisse en être autrement pour d’autres. Ces gens ne sauraient être que des paresseux, des fraudeurs ou des incompétents.

Je pense en particulier aux artistes, qui pour beaucoup doivent au RSA de pouvoir exercer leur métier, alors même qu’on essaie désespérément de leur en faire  trouver un autre. On pense à Matisse, qui a longtemps gagné sa vie comme peintre en bâtiment, tandis que Picasso accrochait déjà ses œuvres sur les murs. « Justement », diront certains, « si Matisse l’a fait, pourquoi pas nos pauvres, et nos jeunes d’aujourd’hui ? Le travail n’est pas fait pour être agréable ». De fait l’étymologie du terme (trepalium) désigne un « instrument de torture ». Mais l’ordre ancien, tout en exploitant la force de travail du salarié, la reconnaissait de ce fait. Le seul précédent à la logique actuelle d’extermination du travail est donné par les camps du même nom. Les adultes d’aujourd’hui sont « meurtris » au sens fort, car exclus d’une économie inconsciente de la dette, au fondement du droit que chacun s’accorde à vivre (« vivre de son travail » a aussi un sens symbolique), et au fondement du lien social.

De tout temps ont existé des marginaux. Marginalité subie ou choisie ? Un psychanalyste saisit vite que certaines formes de marginalité sont au départ subies, pour être revendiquées après-coup, tant l’humain a besoin de se sentir cause. Les situations arrivant jusqu’au psychologue s’analysaient plutôt comme investissement de significations intrinsèquement individuelles attachées au travail (par exemple cette jeune fille qui fournit de faux documents et se fait exclure pour cette raison, en révolte contre un inceste commis par un oncle, qu’on l’avait obligée à taire, tout en pardonnant à l’abuseur). Mais aujourd’hui, un profil tout autre tend à devenir un phénomène de masse : des jeunes qui « ne se voient vraiment pas » à l’une des places qui leur sont offertes sur l’échiquier du travail. « Les voudraient-ils toutes ? » pourraient ricaner les pourfendeurs de l’hédonisme contemporain. Hélas, le ton de tristesse et d’angoisse qui accompagne leurs propos dit plutôt le malaise de celui qui est embarrassé de sa propre vie en ne voyant nulle part d’issue possible ou même désirable.

C’est la difficulté à vous représenter spontanément ces nouvelles réalités qui m’évoque – que Jupiter me pardonne - la figure de l’enfant gâté. Mais il ne convient pas d’en rester là : des responsables politiques doivent se donner les moyens de comprendre toutes les composantes de la société, afin de travailler à ce qu’elles fonctionnent ensemble. Ne serait-ce pas cela, n’être « ni de droite ni de gauche » ?

 

En conclusion

Il ne s’agit pas de mettre à bas le système actuel : les réussites existent, mais elles sont menacées par les politiques d’économie qui organisent le délabrement des services. D’autre part on ne peut parler d’ « aller vers l’emploi » sans se demander s’il existe, et sans tenir compte de l’« effet repoussoir » de ce qu’est devenu le monde du travail. Il importe de revenir sur cette méconnaissance, de la part de responsables qui ont le devoir et les moyens de s’informer.

Les aides sociales sont actuellement la dernière planche de salut maintenant dans l’économie réelle (pouvoir d’achat) et symbolique (rôle familial, social) des personnes dont le travail ne veut pas, ou pas assez (travailleurs pauvres). N’est-ce pas plutôt ce refus qu’il conviendrait d’interroger, plutôt que les stratégies de survie des exclus ? Pourquoi considérer comme passéiste l’offre publique d’embauche, qui manifeste, dans un état de droit, la volonté d’intégrer sans exploiter, à côté du secteur privé ?

Espérant que cette contribution d’un praticien pourra, parmi d’autres, éclairer vos décisions, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, Madame la Ministre, l’expression du profond respect et de la  haute considération dus à vos fonctions.

 

Raymonde FERRANDI

29 juin 2018 - Publié dans Mediapart le 11 juillet 2018

 

[1] Plan Local pour l’Insertion et l’Emploi

[2] Ensemble Paris Emploi Compétences

Autour de « Balance Ton Porc [1]»

 

A l’origine de cet article se trouve mon propre ressenti de violence face au déferlement médiatique qui a suivi l’ « affaire Weinstein » : découvrait-on subitement  la dominance masculine et le droit de cuissage ? Si cela durait depuis si longtemps, qu’attendaient ces femmes ? La réussite professionnelle passerait-elle maintenant  par la dénonciation, après la circonspection ? Pourquoi briser la carrière de cet homme, et d’autres (acteurs,…), alors qu’il s’agit de professionnels de talent, là où on attendrait le respect de la loi : enquête, pour commencer, puis sanction des actes délictueux s’il y en a, non des personnes ? Violence ressentie devant l’expression « Balance ton porc », qui renvoie la sexualité, fût-elle forcée, aux relents d’arrière-cuisine ? Douleur de voir une fois de plus mise à contribution la gent porcine pour exprimer les turpitudes des humains, alors que celle-ci semble rechercher avant tout une sensualité joyeuse et la tendresse du contact, même avec nous qui la vouons à l’abattoir. Et malaise en prenant conscience de mon propre ressenti : me voici bien peu féministe en cette occasion ! Fallait-il attendre des femmes qu’elles dénoncent avec courtoisie leurs harceleurs ? Une de mes patientes, après s’être sentie « pas concernée », s’est tout à coup rappelé… qu’elle avait été abusée à l’âge de 5 ans, par le médecin de famille : ce mouvement avait donc peut-être du bon, en libérant la parole et, dans la foulée, la mémoire.

Bref, il y avait quelque chose à comprendre pour la psychologue que je suis : quelque chose dans le « social » n’était soudain plus déchiffrable ; j’étais la première étonnée par mon positionnement spontané, très loin du politiquement correct et regardant vers la « Tribune des 100 [2]» ; or il convenait de rester en capacité d’écouter et d’entendre mes patients dans leur diversité. Nombre d’entre eux, bien avant cette actualité brûlante, me semblaient témoigner d’un vécu très nouveau des rapports de genre. Comme souvent, il m’a semblé que, pour retrouver une intelligibilité à la situation présente, Il convenait de faire un pas de côté par rapport aux discours les plus bruyants. D’un côté le discours dominant, plutôt favorable à la campagne : le pouvoir appartient au « sexe fort » depuis les origines ; grâce aux luttes des femmes et des justes, des lois ont été votées pour aller vers l’égalité, mais qui ne sont pas appliquées ; la dominance et ses abus continuent ; il faut donc changer de méthode, et utiliser le lynchage médiatique (« Il faut que la peur change de camp », selon l’expression devenue culte). Face à cela, les « 100 » réclament « la liberté d’importuner », dans la tradition d’une certaine galanterie à la française. Dans ce qui suit, nous déconstruirons en partie ces positions en partant de l’hypothèse que nous ne sommes pas dans la continuité, mais dans un ensemble de ruptures.

Après avoir rappelé quelques distinctions de vocabulaire, nous  chercherons quelles peuvent être les nouvelles violences dans le vécu de la sexualité, avec l’émergence d’un nouveau rapport au corps, à l’intime et à l’autre ; puis nous nous interrogerons sur la façon dont on en parle : importance des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Nous nous demanderons enfin ce que cela induit dans les pratiques actuelles du psychologue.

 

De quoi parlons-nous ?

Tout d’abord rendons à chaque niveau d’analyse ce qui lui revient. La valence différentielle des sexes est affaire d’anthropologie, ou à la rigueur de culture, si l’on garde espoir qu’il puisse exister une culture qui en serait exemptée, ou une asymptote de civilisation approchant l’égalité (Héritier[3]) ; les politiques que nous construisons sont le résultat et l’agent d’une humanisation toujours à refaire (Zaltzman, 2007). Les comportements individuels et interindividuels, dont les comportements  de violence sont une autre chose : la dominance masculine peut exister dans une société sans que des violences entre individus soient monnaie courante, car il y a malgré tout une régulation par la culture. Le respect mutuel dans un couple peut tout à fait y exister. Les hommes en tant qu’individus ne sont pas responsables d’un avantage qu’ils n’ont pas demandé et ne sont pas toujours ravis d’avoir à assumer ce rôle dominant, qui les amène à négliger leur part de « faiblesse » créatrice.

Ensuite remarquons l’ « étirement » des concepts de violence sexuelle, selon le mot d’Elizabeth Badinter [4]: sont « balancés » dans la même charrette les viols, harcèlements, sifflements et compliments, au motif que leurs auteurs « se sentent tous les droits » sur les femmes. Dans cet ensemble, la loi française distingue différentes notions : viol, agression, harcèlement,... Mais les multiples changements législatifs en quelques années traduisent, autant qu’un progrès, la difficulté à objectiver la violence. De fait, ce ne sont pas seulement les actes commis qui peuvent être destructeurs (ou non), mais la signification qui leur est individuellement et socialement attribuée : adresser la parole à une femme ne soulève pas les mêmes enjeux sous les Talibans et, pour quelque temps encore, dans notre pays. Cette signification peut être différente pour le mis en cause et pour la plaignante.

Les récents évènements reposent la question de la distinction entre justice et vengeance. Il semble que dans ce domaine comme dans bien d’autres, on ne fasse plus confiance aux institutions censées assurer la justice. Celles-ci seraient aux mains du « pouvoir mâle » ; inutile donc d’en attendre le moindre secours. D’autre part il y a une (in)justice immanente qui leur échappe totalement : on peut avoir raison au tribunal et passer le reste de sa vie à chercher du travail, comme l’ont peut-être anticipé les femmes qui se sont tues ; on ne peut l’emporter dans ce registre qu’en cas de rapport de force devenu plus favorable, d’où une surenchère dans l’ « équilibre de la terreur ».

Il faudrait peut-être revenir aussi sur la différence entre « avoir le droit » au sens de la justice et « se sentir le droit », qui est un état psychologique. L’un n’est qu’en partie fonction de l’autre. Dans le film Jusqu’à la garde[5], une femme repousse sans difficultés l’homme aux coups et à la gâchette faciles, à la sortie d’une soirée, protégeant ainsi l’épouse menacée : mais, justement, elle n’est pas prise dans la même relation, dans laquelle la fascination répond au désir de possession.

Enfin, est-il question de droit ou de désir ? Veut-on avant tout se sentir en sécurité, ou tout au moins protégé en droit, ou bien veut-on que les relations entre les sexes se passent de façon un peu plus apaisée, mais en tenant compte du désir et des fantasmes, qui sont en général très loin des idéaux socialement promus et ne sont plus évoqués. Or ceux-ci semblent assez fortement contraints par des schémas instinctuels et par des constructions inconscientes forgées au cours de l’histoire individuelle, mais aussi inter et transgénérationnelle ; si bien qu’ils risquent a minima d’être très en retard sur les valeurs dominantes du moment. Pour que les femmes ne risquent plus la violence et les hommes un procès pour harcèlement, faudra-t-il, comme dans Cinquante nuances de Grey (James, 2012), signer un contrat afin de s’assurer du consentement de chacun à ce qui va suivre ? 

 

Les nouvelles violences dans le sexe

Celles-ci pourraient bien relever de conditions nouvelles du côté de la subjectivité et de l’intersubjectivité, dépassant les rapports entre hommes et femmes.

1 Un langage du corps « désaccordé » (Kaës, 2012)

Dans le dossier « Un monde sans limites » (Ferrandi, 2012), nous évoquions le rapport actuel au corps, du côté de la représentation plus que du ressenti. C’est le corps vu dans le miroir, ou sur l’écran du smartphone, avatar réel ou virtuel de la personne. Celui-ci est lié à un nouveau rapport à l’intime, moins fréquenté et approfondi : l’homo numericus se reconnaît davantage dans son « extimité » (Tisseron, 2001). Dès lors, de quoi peut être fait le rapport à l’autre ? Comment, depuis ce positionnement, manifester de l’empathie ? On est surpris par la demande de coaching touchant à peu près tous les comportements, comme si chacun était devenu incapable de s’ajuster spontanément à l’autre. Il n’est pas indifférent que l’éclatement de cette « bulle narcissique » soit venu du monde du spectacle, qui semble fonctionner comme métaphore de la société tout entière.

A noter que cette intimité pourtant mise hors champ ne peut plus être troublée. Ou peut-être, plus exactement, on ne peut plus déchirer impunément la continuité identitaire de l’image : on ne téléphone presque plus ; on ne demande plus son chemin ; on communique par mail avec ses collègues ; adresser la parole à un inconnu, ou le solliciter d’un geste, même sans connotation sexuelle, relèvent de l’incongruité. La parole et la surprise prennent valeur d’effraction.

La tradition tendait déjà quelques chausse-trappes aux deux sexes. Une femme respectable ne devait jamais dire « oui » tout de suite ; c’était donc une invitation à la persévérance (insistance, …harcèlement ?).  Du côté de l’homme,  comment distinguer le « non » sans appel d’un « oui » différé ? Mais cahin-caha, on finissait par s’y retrouver car il y avait une imprégnation de l’autre en direct, dans sa complexité : on était introduit à l’idée que les attitudes profondes pouvaient être en rupture par rapport aux apparences, se manifestant par des signes très ténus qu’il fallait apprendre  à repérer. Des codes stricts, partagés dans un même milieu social, permettaient l’approche et l’observation sans trop s’engager.

Ces codes, qui paradoxalement permettaient de « se faire à l’autre », semblent aujourd’hui beaucoup plus incertains. La « révolution sexuelle » des années 70 est venue rebattre les cartes, tandis que notre société devenait de plus en plus multiculturelle. L’école assure un certain brassage des milieux sociaux. Il en résulte parfois un syncrétisme réducteur ou incohérent.

Ainsi la mode unisexe semble avoir vécu, mais le survêtement est de rigueur dans certains quartiers. Une étude faite en collège tout venant (Mercader et Carbone, 2014) montre quel casse-tête ce peut être pour une jeune fille de s’habiller le matin : il faut à la fois être « sexy » de façon à attirer les regards et à tenir son rang parmi les autres filles (dont l’opinion est beaucoup plus importante que celle des garçons), et couvrir son corps, tout en se montrant intraitable, sous peine de passer pour une « pute ». L’éducation sexuelle est souvent faite par la pornographie, qui ne s’embarrasse pas de nuances.

Ces conditions nouvelles peuvent donner lieu à violences quand on ne se comprend plus, ou qu’on ne sait plus comment faire.

2 Nouvelles guerres du sexe ?

On retrouve dans l’exemple ci-dessus l’expression d’une féminité phallique, une féminité « de combat », plus orientée vers la « lutte des places » (De Gaulejac, 2008) que vers une complémentarité dans la relation. D’où mon sous-titre, préféré à celui de « guerre des sexes ».

Les garçons jouent leur partition dans ce mouvement non seulement en réagissant « littéralement » aux apparences qui leur sont offertes, mais en ayant bien identifié aussi que leurs sœurs étaient des adversaires potentiels. D’où, peut-être, une brutalité sinon incompréhensible.

Cette agressivité inconsciente n’est bien entendu pas prise en compte dans l’idéologie de l’égalité, qui peut avoir des effets lénifiants. Les filles et femmes violées évoquent souvent la « sidération » qui, plus que la peur, les a empêchées de se défendre : l’impression que ce qui leur arrive ne peut être réel. Dans un contexte où le discours officiel promeut l’égalité et le respect, comment une telle chose peut-elle exister ? Les garçons de leur côté peuvent être surpris de leurs propres impulsions, sexuelles ou d’emprise, surtout s’ils sont à plusieurs.

Obtenir des faveurs sexuelles par tous les moyens a toujours été symboliquement associé au pouvoir. « Baiser », ce n’est pas seulement aller vers un plaisir sensuel, mais mettre l’autre à sa merci. Le viol a toujours été une arme de guerre. De telles violences sont aussi constatées de la part de femmes en situation de pouvoir vis-à-vis de leurs collaborateurs, même si les choses s’en tiennent en général au harcèlement, le viol étant moins praticable. Cette expression sexuelle du pouvoir se trouve exacerbée par le nouveau contexte.

La crise semble avoir produit de nouveaux genres : ceux qui en ont (du travail) et ceux qui n’en ont pas, et dépendent des précédents (femmes au foyer, chômeurs, personnes âgées,…). Ceux-ci recoupent sans se confondre avec eux les genres liés au sexe. Viol et harcèlement se retrouvent en milieu homosexuel ou bien à l’endroit des homosexuels. Nous sommes donc bien dans des troubles du genre, qui passent par la différence sexuelle sans qu’elle en soit toujours la source.

On aurait pu attendre de la mixité à l’école une meilleure connaissance mutuelle entre les sexes et une démystification de l’autre. Mais les classes ont tôt fait de se scinder entre groupes de filles et groupes de garçons ; filles et garçons évoluent à des rythmes différents selon les domaines. Si bien que méfiance et rivalité finissent par prévaloir. Peut-être aussi fallait-il trouver dans la violence, de même que dans les nouvelles différenciations vestimentaires, une forme alternative de séparation des genres et des espaces, qui semble correspondre à une constante anthropologique. 

L’intersectionnalité  développée ci-dessus rend peut-être compte de la violence et de l’amplitude des dérives actuellement constatées.

 

La violence des discours

Les réseaux sociaux sont le lieu privilégié où s’expriment ces appels à la dénonciation (# BalanceTonPorc, # MeToo), parfois imités par la presse (Ebdo[6] contre Hulot).

Ceux-ci conjuguent les inconvénients du virtuel, dont les effets réducteurs et désinhibiteurs sont déjà bien connus, avec les caractéristiques des foules : primat de l’émotion, entraînement et déresponsabilisation. La « réponse » est le plus souvent une riposte violente à ce qui vient d’être dit, et d’autant plus violente qu’on n’a souvent pas compris, ou pas tout retenu, parce qu’on ne s’est pas donné le temps de lire. Quand des règles sont posées, elles vont dans le sens du clivage plus que dans celui d’une pensée dialectisée : symboles « J’aime » ou « Je n’aime pas » de Facebook, dont les icônes évoquent rien moins que le verdict de vie ou de mort signifié par les empereurs romains aux gladiateurs qui venaient de combattre dans l’arène !

Ceci finit par donner cette impression de « haine des hommes » relevée par la « Tribune des 100 ». Alors que les instigatrices des hashtags ci-dessus voulaient avant tout rendre visibles les violences qui leur étaient faites en tant que femmes.

L’expression « liberté d’importuner » est elle-même très intéressante et mérite mieux que les protestations indignées qu’elle a tout de suite soulevées. A notre sens, il s’agit d’une expression contractée pour dire « liberté d’aborder au risque d’importuner » : c’est la liberté de s’adresser à l’autre, au fondement du lien social ; certes il y a un risque, car aucune communication n’est dépourvue d’ambigüité, mais celui-ci fait partie de la vie. On peut aussi y lire un message plus sulfureux, à savoir qu’une forme d’agression, même « ritualisée », au sens où l’entendent les éthologistes (mimée et codifiée, de façon à évoquer symboliquement l’acte originel), serait structurelle dans l’approche érotique : il est donc particulièrement ardu de s’assurer par avance d’un « consentement au non consentement », en quelque sorte. Dans tous les cas on ne peut rien savoir du consentement si on n’a pas d’abord tenté de l’obtenir.

 

Et le psychologue, dans tout cela ?

Notre patientèle n’est sans doute pas représentative de la société tout entière : elle est composée de personnes insatisfaites de leur vie. Néanmoins nous voyons évoluer les demandes et les souffrances, ce qui nous permet de dire quelque chose de l’ «individu hypermoderne » (Aubert, 2004). Pour ma part, sur ma consultation privée tout au moins, qui n’est pas spécialisée, je vois beaucoup de souffrance en rapport avec une atonie de la vie amoureuse : femmes qui ne rencontrent pas l’homme dont elles pourraient faire leur compagnon, et qui au lieu de cela sont importunées par des maladroits ou des harceleurs ; hommes qui  « n’osent pas », car les femmes actuelles leur semblent inabordables, ou bien qui se heurtent  tout à coup à une fin de non-recevoir sans comprendre pourquoi.

Le psychologue doit pouvoir offrir une écoute non – jugeante à ses clients hommes et femmes, et sans considérer que leur évolution doit se faire en sens unique, dans l’air du temps, ou en accord avec son propre contre-transfert.

Cela n’interdit pas, bien au contraire, de rapporter ces univers singuliers à la culture dont les personnes sont porteuses, car c’est dans le rapport à celle-ci que l’individu va se manifester. L’écoute compréhensive peut aussi s’adresser au social en tant que tel, puisqu’il existe une psychologie des groupes et des phénomènes collectifs larges. Le psychologue peut apporter à la réflexion un point de vue étayé sur différentes analyses et non plus normatif.

En l’occurrence son recul et sa vision d’ensemble aideront hommes et femmes à sortir du ring de la guerre des sexes pour regarder plus largement tout ce qui les traverse et sur quoi ils peuvent agir.

En guise de conclusion

De nouvelles formes de malentendus et de rivalités favorisent actuellement  les violences inter-sexes, les plus visibles étant celles des hommes envers les femmes. Celles-ci sont encore amplifiées  par la caisse de résonance des réseaux sociaux. Il y a grand besoin d’une autre parole, moins passionnée, comme celle des psychologues, pour aider à retrouver, déjà, un terrain commun de langage.

Il ne s’agit pas, dans cette tentative, d’ignorer les responsabilités et les pathologies individuelles, pas plus que les spécificités de tel ou tel milieu social, mais de les mettre en rapport pour agir au point d’application le plus favorable. Il ne s’agit pas non plus de confondre l’agression caractérisée avec les maladresses, bien qu’un même contexte puisse favoriser l’une et l’autre.  

Les évolutions sociales ne se décrètent pas et nécessitent du temps. Des campagnes comme « Me Too » peuvent y aider en faisant évènement. Mais chacun peut y prendre sa part en essayant de privilégier ce qui relie.

Bibliographie

Aubert, N. (dir.) (2004). L’individu hypermoderne. Paris : érès.

De Gaulejac, V. et Léonetti, T. (2008). La lutte des places. Paris : Desclée de Brouwer.

Ferrandi, R. (2012). La folie DSK ou Le corps crève l’écran. Psychologues et Psychologies, n° 224, décembre 2012, p.14-16.

James, E.L. (2012). Cinquante nuances de Grey. Paris : Jean-Claude Lattès.

Kaës, R. (2012). Le malêtre. Paris : Dunod.

Mercader, P. et Carbone, N. (2014). Identités hétéronormées à l'école : catégorisations contraintes et jeux interstitiels. Nouvelle Revue de Psychosociologie, 2014/1 (n° 17), p.135-150.

Tisseron, S. (2001). L’intimité surexposée. Paris : Ramsay.

Zaltzman, N. (2007). L’esprit du mal. Paris : éditions de l’Olivier.

 

Publié dans  Psychologues et Psychologies, n°256, dossier "Violences 1. Les violences sociétales",  avril 2018

 

[1] Version francophone de la campagne « Me Too », utilisée depuis 2007 par l’activiste Tarana Burke pour dénoncer l’agression sexuelle et le harcèlement en milieu professionnel, relancée en octobre 2017 par l’actrice Alyssa Milano suite aux accusations portées  à l’encontre du producteur Harvey Weinstein.

[2] Tribune écrite par cinq auteures, parmi lesquelles Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, et signée entre autres  par des personnalités comme l'actrice Catherine Deneuve et la journaliste Elisabeth Lévy. Publiée dans Le Monde du 9 janvier 2018.

[3] https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/anthropologie/francoise-heritier-les-hommes-et-les-femmes-seront-egaux-un-jour-peut-etre_118323.

[4] La Grande Librairie du 8 février 2018.

[5] Xavier Legrand, sorti en 2017.

[6] Ebdo du 9 février 2018

Faudra-t-il édicter un droit à l’écoute pour (re)faire société ?

 

Relevons d’abord le paradoxe d’avoir à ériger en droit un fait semble-t-il universellement répandu, et ce depuis les origines de l’humanité : l’écoute. Mais n’en est-il pas de même pour d’autres, tels l’air, l’eau, dont la raréfaction, pour ce qui est de leur forme respirable ou potable, a fait apparaître le prix, - les consacrant comme « biens » -, et la nécessité de défendre leur accès ? Sans oublier, dans l’ordre sociétal, le travail et le logement, devenus eux aussi objets de droit. Comme pour les autres biens mentionnés, nous assistons  non pas à une extinction passive des possibilités d’écoute, mais à de véritables attaques, procédant de logiques différentes, dans lesquelles des postures perverses le disputent à l’inconscience.

Passons sur les conditions devenues habituelles de notre vie quotidienne : adresser la parole à un passant, à son voisin de table ou même d’immeuble relève de plus en plus de l’incongruité, quand ce n’est pas du harcèlement. Pendant ce temps chacun se précipite devant un écran pour converser avec des « amis » éloignés ou avec des inconnus. Les sirènes des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont enchanté le consommateur au nom de la liberté, celle d’échapper aux relations imposées pour choisir son « réseau ». D’une écoute donnée par les circonstances, dont on n’avait pas à prendre la responsabilité (le voisin, la caissière,…), on est passé à une écoute qui doit être recherchée, et en y mettant les moyens (connexion internet,…). On mesure aujourd’hui les conséquences de ces évolutions en termes de déliaison sociale. Diverses initiatives se développent pour tenter de repriser ce tissu troué : « écoutants » de tous ordres, simplement de bonne volonté ou bien formés, gratuits ou payants[1]. On pourrait en rapprocher les dispensateurs d’embrassades religieuses [2]ou laïques[3], qui répondent au même besoin de reconnaissance en tant qu’humain et de réconfort, en insistant sur l’importance du contact. 

Dans le champ du social  l’heure est à la dématérialisation des démarches d’accès aux droits dans les différents services publics : la rencontre physique est de plus en plus remplacée par des échanges virtuels, ou par le remplissage de formulaires en ligne. Cette politique a été instaurée pour pouvoir, nous a-t-on dit, répondre à la masse des demandes, en particulier du côté des caisses de retraite ou de Pôle emploi, sans faire attendre indéfiniment les usagers. Certes, il y a là un enjeu de taille, et peut-être la dématérialisation est-elle une partie de la réponse. Mais un malaise grandissant s’est manifesté dans le public, relayé par les travailleurs sociaux, qui voient souvent leur propre pratique transformée, de plus en plus envahie par la médiation numérique. Ce malaise est analysé en termes de non maîtrise de l’outil, et les solutions envisagées sont pédagogiques : formations aux NTIC. Il est plus rare de voir évoquée la dé-subjectivation de la relation, qui renvoie chacun à l’angoisse archaïque du nourrisson qui pleure dans la solitude, jusqu’à ce qu’une présence attentive vienne le calmer, avant même de répondre à ses besoins. Pour les personnes en précarité socioprofessionnelle, déjà privées d’échanges significatifs par l’exclusion du travail, et renvoyées dans bien des cas au « no human’s land » décrit plus haut, il s’agit là d’une double peine, qui peut précipiter une décompensation. On m’objectera que les files d’attente interminables, l’accueil plus ou moins revêche à certains guichets, tels qu’on les connaissait à l’ère pré-numérique, sont avantageusement remplacés par l’ordinateur : eh bien, ce n’est pas sûr, car mieux vaut peut-être une mauvaise expérience, contre laquelle on peut se révolter, qu’on peut raconter à un autre, que cet isolement sensoriel et psychique. Ne sont-ce pas plutôt les professionnels de l’insertion, et plus encore les décideurs, vers qui  remontent seulement des chiffres, qui seraient à protéger grâce à cette dé-subjectivation ? Celle-ci comporte de leur côté un avantage : la virtualisation de la souffrance, renvoyée au loin, de telle façon qu’on ne se sent plus impliqué ; faute de pouvoir juguler dans la réalité l’origine sociale de cette souffrance, on la convertit en tableaux de bord qui procurent une satisfaction de l’esprit, en déplaçant la non maîtrise sur l’outil et en la projetant sur les usagers. Alors est-ce bien sur les postes d’accueil et d’accompagnement que le souci d’économie doit s’exercer (s’il le doit), puisque voilà l’argument sous-jacent le plus actuel, donné en désespoir de cause ? Ou faut-il garder, comme étant une nécessité de travail, un accueil physique de qualité disponible à toute personne qui le souhaite ou ne peut communiquer selon d’autres modes (personnes handicapées,…) ? Les grèves récurrentes  des travailleurs sociaux et des agents de Pôle emploi font apparaître que  bien des professionnels de première ligne sont parfaitement conscients de la dérive, voire souffrent eux-mêmes de cette déprivation qui les empêche d’exercer leurs métiers.

L’écoute psychologique de personnes en précarité, que j’assure dans le cadre d’une association conventionnée par la DASES, est partie prenante d’un maillage autour d’elles, qui commence avec l’écoute solidaire de simples citoyens, et se poursuit avec la dimension d’écoute que comportent tous les métiers de l’accueil et de l’accompagnement.   C’est ce qui permet à mes collègues et à moi-même d’intervenir de façon plus spécifique auprès des personnes en situation de conflit psychique, ravivé, décompensé ou induit par l’exclusion. Le psychologue, par la symbolique de sa place (garant de l’écoute du sujet, mais dans un dispositif social) est en position de permettre à chaque personne de faire à la fois la différence et le lien entre son expérience intrinsèquement personnelle et la condition qu’elle partage avec d’autres acteurs sociaux. Or, il arrive présentement que nous soyons sollicités pour « réparer » des personnes abîmées non seulement par des difficultés d’enfance ou, plus actuelles, de vie professionnelle et sociale, mais aussi par des carences ou maltraitances au niveau des dispositifs censés les aider.

Les pouvoirs publics tiennent dans la prise en charge de la détresse sociale et de la souffrance psychique d’origine sociale  un rôle de tiers, qu’ils manifestent à travers la réglementation et à travers les financements. Ce rôle est symboliquement aussi bien que matériellement  nécessaire à plusieurs niveaux :

  • Les pouvoirs publics sont le garant de la Loi symbolique qui fait tenir ensemble les composantes du collectif : au niveau de la société dans son ensemble et au niveau des collectifs de travail. On connaît les dangers d’un désarrimage des institutions par rapport aux Institutions [4](Kaës, 2012, Pinel, 1996). La chaîne d’écoute précédemment décrite assure un « holding », nécessaire pendant aux injonctions et aux interdits. Dans le jargon administratif de l’Union Européenne, l’écoute  peut être considérée comme une mission participant d’un Service d’Intérêt Général[5].
  • Le conflit psychique a affaire avec le politique : « L’inconscient, c’est le politique », aurait affirmé Lacan[6]. Considérons aussi les recherches sociologiques et anthropologiques mettant en rapport la prévalence de certains types de conflit psychique et la structure d’une société donnée (Bastide, 1966, Devereux, 1970).

Ajoutons à cela des considérations plus  conjoncturelles : Les personnes conjointement en précarité et en souffrance qui viennent trouver le psychologue « accusent » le coup porté par des politiques humainement inappropriées : mondialisation libérale qui détruit des emplois avec la complicité active ou passive du pouvoir politique, logique « gestionnaire » de management génératrice de souffrance au travail, elle-même génératrice de perte d’emploi et de difficulté à en retrouver. Nous rejoignons là le principe de l’indemnisation des victimes par l’auteur des violences.

Dans tous les cas, et plus encore pour les personnes qui souffrent dans et par le social, la souffrance ne se réduit pas à une problématique intrapsychique, justifiable d’une démarche individuelle dont la personne serait seule à faire son affaire ; c’est l’affaire de tous, représentés par les pouvoirs publics. Dans la même logique, il est profondément réducteur de réserver les financements pour l’écoute psychologique de cette souffrance au secteur sanitaire, la rabattant ainsi sur la maladie, alors qu’elle est un symptôme très largement social et fait symptôme dans le social : cette souffrance doit donc être écoutée là où elle fait sens, à commencer par les structures du champ social, qui doivent être financées à cet effet.

Or, au moment où la souffrance psychique d’origine sociale connaît une montée en puissance considérable, les financements publics, et singulièrement les financements  sociaux,  diminuent pour les associations qui s’adressent aux personnes en précarité en se donnant pour mission de les entendre dans leur subjectivité. Plusieurs sont en train de fermer leurs portes, - dont celle où je travaille -, amenant  les personnes consultantes et les personnels, salariés ou bénévoles, à se rejoindre dans l’exclusion. En admettant que des financements alternatifs soient trouvés (partenariat avec d’autres associations, …), le sens du travail accompli en serait profondément changé : n’en demeureraient que les aspects caritatif et participatif[7], le tiers du social étant renvoyé hors champ. La psychanalyse nous a appris que le paiement n’est pas seulement un moyen de faire vivre le psychanalyste, mais agit comme un outil thérapeutique : il n’est pas indifférent de savoir qui paie, et comment le paiement s’organise.

A ceci s’ajoute un autre sujet d’étonnement. Souvent sont encore financées des actions d’orientation assurées par ces mêmes associations sur certains sites extérieurs, visant  à diriger les personnes qui en relèveraient vers leurs consultations permanentes ou bien vers les GHT (Groupements Hospitaliers de Territoire) ; sachant que les CMP (Centres Médico – Psychologiques de secteur), depuis longtemps débordés, se recentrent sur la psychiatrie lourde et orientent eux aussi vers lesdites associations, les cliniciens en charge de ces orientations se trouvent donc en situation de proposer aux personnes qu’ils rencontrent des destinations fantômes. S’agit-il de l’application d’un principe du moindre coût, retenant  pour être financées les actions les moins onéreuses (à court terme) ? Ou bien de faire disparaître des écrans eux-mêmes, comme d’une ardoise magique, cette  souffrance qui n’aura plus où aller ? Ou encore d’alimenter des fonctionnements qui constituent, là encore depuis longtemps, de véritables « formations réactionnelles [8] » dans le champ du social : un peu partout des psychologues formés sont chargés d’ « envoyer vers », avec interdiction d’engager des suivis « thérapeutiques [9]», les structures destinataires étant par ailleurs débordées ou inadaptées (la psychiatrie est-elle le lieu approprié pour accueillir la souffrance psychique non liée à une maladie mentale ?). L’essentiel semble être de faire apparaître, et surtout de comptabiliser, des « mouvements » de populations, pour donner à croire qu’il se passe quelque chose ;  ce phénomène est corrélatif de la segmentation de l’action sociale elle-même, en vertu de laquelle un usager va transiter pendant un temps limité dans chaque service, avant qu’on le redécouvre un jour au point de départ du dispositif, faute d’avoir été écouté suffisamment  longtemps là où il aurait pu se construire et aboutir.

Il est donc cohérent d’envisager, comme on l’a fait pour le droit aux soins, un droit à l’écoute garanti par  les pouvoirs publics en place de tiers. Les instances représentatives du social seraient  plus précisément impliquées, comme accueillant des formes de souffrance caractéristiques de la modernité, et comme acteur majeur de la cohésion sociale. Le reconnaître ne pourrait bien sûr venir à bout par miracle des résistances que supposent les fonctionnements observés, mais aurait au moins le mérite d’inviter à y réfléchir. De nombreuses questions resteraient alors en suspens : droit humain restant à l’état conceptuel ou bien droit reconnu…en droit ? Peut-on fonder en droit ce qui relève de la relation et ne peut se décréter ? Au plus peut-on instituer une obligation de moyens. Ne risque-t-on pas, en créant un nouveau droit, d’ajouter aux procédures qui calcifient  déjà notre société et induisent  une  « société des victimes » (Erner, 2006) ? Les pouvoirs publics ont-ils toujours lieu d’être considérés comme représentants de la collectivité, alors même que leurs appareils sont souvent désignés comme une nouvelle caste de puissants ignorant les citoyens « d’en bas » ? Raison pour laquelle leur est souvent opposé le monde associatif comme expression de la société civile. Et beaucoup d’autres que vous ne manquerez pas de m’adresser…

Bibliographie

Bastide R., (1966), Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion.

Devereux G., (1970), Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard.

Erner G., (2006), La société des victimes, Paris, La Découverte.

Kaës R., (2012), Le Malêtre, Paris, Dunod.

Pinel J.-P., (1996), « La déliaison pathologique des liens institutionnels », dans Kaës R. et ali, Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod.

Publié dans Forum, n°154, mai 2018.

 

[1] A côté d’associations, telles SOS Amitié, Astrée,…, on trouve aujourd’hui des particuliers qui se proposent dans les lieux publics, comme pour le service « ossan rental » au Japon.

[2] Amma, figure spirituelle en Inde, qui étreint tous ceux qui viennent la trouver

[3] Un habitant de Montréal a récemment été verbalisé dans les transports pour avoir proposé des « câlins gratuits »…sans permis.

[4] Architecture symbolique constitutive d’une société et qui en assure la régulation

[5] Services soumis à des obligations spécifiques de service public afin de garantir la réalisation d’un objectif d’intérêt général

[6] Variante : « L’inconscient c’est la politique », Jacques Lacan, séminaire « La logique du fantasme » du 10 mai 1967.

[7] Un paiement très modique, n’excluant pas la gratuité, est demandé aux personnes qui consultent par l’association dans laquelle j’exerce.

[8] L’observable semble exprimer un certain désir, mais est en fait constitué en réaction au désir exactement contraire, lui-même refoulé (la sollicitude peut ainsi recouvrir le rejet).

[9] Quels sont les critères pour qu’un suivi soit qualifié de « thérapeutique » ? Intentionnalités en présence, démarche particulière, lieu, durée,…ou effets, qui peuvent se produire quelles que soient les autres conditions ? On note en tout cas des évolutions non négligeables dans le cas d’un accompagnement conjoint par psychologue et travailleurs sociaux pensé pour s’adresser au sujet et non seulement à sa situation.

Partager cette page
Repost0
Published by raymonde.ferrandi

Présentation

  • : Le blog de raymonde.ferrandi
  • : Ma consultation de psychologue
  • Contact

Recherche